jeudi 16 octobre 2025

Daddy Issues - Elizabeth Lemay

 



    Que j'aime ces rencontres littéraires, ces instants fugaces où l'on se perd au cœur d'un récit, d'une écriture ou d'un univers. Que j'aime ces moments là, où confinée dans mes divagations solitaires, l'âme du livre jaillit jusqu'à moi et m'inspire, me porte à vouloir écrire et à déposer avec fureur ce qui me submerge. Il insuffle quelque chose d'insondable, une atmosphère, une poétique, une permission; ce qu'il contient autorise à être et à oser.


Il y a tant de choses soumises à la critique. Tant de sujets, de réflexions, de sentiments passés au crible que, parfois, du moins pour moi, ils résistent à trouver leur légitimité sous la plume. Je me demande quelle place aura tel point de vue, et s'il la trouve, le romanesque qui le divulgue n'aura-t-il pas cette tonalité du sentimentalisme, cet excès d'affectuosité qui nuirait à sa justesse ? Ce sont des questions qui me troublent lorsque j'écris; et puis, telle une planche de salut, des romans comme Daddy Issues procurent l'assurance que, oui, tout à sa place. Tout peut-être raconté.


Daddy Issues est le récit d'un cliché, celui d'une femme, maîtresse d'un homme marié. Le stéréotype ne s'arrête pas là : elle est jeune, il est plus vieux qu'elle et il n'a ni l'intention de quitter sa femme ni l'envie d'afficher cette relation adultère. Tout ce qui joue entre eux repose sur l'attente et la sexualité; confinés dans une chambre, ils ne partagent rien d'autres que ces instants fugaces et désespérés. Ça et la littérature.


Elizabeth Lemay donne voix à la maîtresse, à cette autre qui se situe dans l'ombre et qui n'a de légitimité que dans le plaisir qu'elle donne; le roi, ainsi nommé par l'autrice, ne lui accorde que la jouissance qu'il en tire. Mais ce qui diffère, dans ce récit, est l'assentiment de la maîtresse à son destin, actrice consentante de cette relation asymétrique où, amoureuse, elle se donne sans exigence. Elle se soumet à cet amour unilatéral, pénible, et le capture dans toutes ses complexités et ses paradoxes, entre illusions romantiques et éclairs de lucidité. Car cette femme se révèle bien plus nuancée que le rôle de la pute ou de la fille sans père dans lequel la place le stéréotype; à travers ses lectures, Annie Ernaux, Hubert Aquin, Marguerite Duras, elle prend forme, s'epaissit, et atteste de son humanité. De son droit à exister dans cet amour agonisant et sans espoir.  


Au centre de ce témoignage tragique, la plume d'Elizabeth Lemay revitalise le récit par cette poétique dépouillée que j'aime tant. Pas d'effusion ni trop de sentimentalisme, et pourtant assez riche pour plonger au cœur des contorsions de l'âme, le style m'a porté et happé vers cet esthétisme de la narration qui rend l'inconcevable, l'incompréhensible et le tabou, acceptable. Et presque beau.


Et c'est là, aussi, que se situe mon amour de la littérature. Dans cette épreuve du récit qui touche et qui ose. Dans cette exploration intérieure qui n'est ni accusatrice ni insolente, juste qui s'éprouve sur le terrain de l'écriture et découvre sa légitimité à exister.



vendredi 10 octobre 2025

Samouraï - Fabrice Caro

 




    Parfois, lorsque je termine un livre, une seule envie me prend, celle de dire " Merci".

    Je m'imagine écrire à l'auteur un long message de remerciements, et lui dire que, même si son roman n'est pas l'œuvre du siècle, il m'a apporté une espèce de fulguration consolatoire, une parenthèse dans les contingences de mon existence. Là, je m'épancherais en de longues phrases, parfaitement élogieuses, afin d'exprimer mes impressions; enfin surtout celles de mon soulagement, parce que " Cher Monsieur Caro, vous m'avez fait rire, vous m'avez libéré des ancres ankylosées du quotidien".

    Voilà, je lui avouerais, sans pudeur, que dans ce monde où les éclats d'enchantement peinent à surgir, son livre en était un. Je lui dirais que je l'ai lu sans jamais me laisser distraire par mes pensées inquiètes, et qui s'invitent si souvent au milieu des histoires; et que c'est cette légèreté du récit, son humour aussi, son personnage surtout, qui les ont éloignés.

    Samouraï, c'est l'histoire d'Alan, un écrivain raté, qui vient d'être quitté par sa petite amie Lisa pour un universitaire spécialiste de Ronsard. " Tu veux pas écrire un roman sérieux ? " est le dernier conseil qu'elle lui a lancé, et depuis, Alan recherche ce fameux sujet "sérieux" en s'y plongeant avec la discipline d'un guerrier samouraï. Sauf qu'il doit s'occuper de la piscine de ses voisins partis en vacances, et qu'elle ne cesse de se troubler et d'être envahie par des notonectes. Sauf que son ami d'enfance se suicide; et c'est sans compter sur ses amis Jeanne et Florent qui décident de reprendre sa vie amoureuse en main.

    Alan, c'est Monsieur tout le monde. Derrière ce rôle d'anti-héros qui ne sait pas dire non, maladroit et gaffeur, angoissé par le syndrome du volontaire, se trouvent toutes les failles de l'Homme - avec un grand H, oui; parce qu'il n'y a rien, dans ce personnage, qu'une femme ne pourrait pas avoir elle-même ressenties. Car, même au plus près de ma féminité, j'ai trouvé des similitudes, des pensées partagées, des maladresses commises; et toute cette absurdité de la vie qui s'épanche dans le sillage d'Alan trouve écho à mes propres chemins de réflexion. Voilà, tout ce non-sens, les vies fantasmées, les vies cachées, les vies non-vécues, tout se joue là, dans ce roman, avec humour et délire.

    Alors, merci, Monsieur Caro. Quoi que l'on puisse penser de votre roman, en bien ou en mal, moi, j'y ai vu une esthétique de l'humain certes médiocre, mais pas mauvais, élevée sur les rangs de la normalité et de l'humour. Merci de m'avoir offert cette pause hors du temps, une pause composée enfin de sourires et de rires, alors que s'épanchent, autour de moi, les traces de la vraie médiocrité : la méchanceté.

samedi 4 octobre 2025

Martine à la plage - Simon Boulerice

 



    Voilà un roman au contenu intéressant puisqu'il propose une prise en main singulière de la lecture en mêlant le texte à l'image. Je ne parle ici ni de bande-dessinée ni de roman graphique, mais d'un format hybride où l'espace de la page est le lieu d'un dialogue entre narration calligraphiée et narration imagée. S'y entremêlent, jeu typographique - gras, italique, choix de polices variés - jeu de la forme narrative - théâtre, narration homodiégétique, voix off et omnisciente - et jeu de la composition - illustration et mise en page - dans un ensemble dynamique et plutôt rafraîchissant.

Car oui, ce format insolite change le rythme et les habitudes, et propose quelque chose de neuf sur le terrain de la lecture. Le hic, c'est qu'il expose l'œuvre à une double exigence critique; et là où mon indulgence de lectrice profite au roman, mon expérience d'illustratrice, elle, porte un regard plus sévère.

Mais, parlons d'abord du texte de Simon Boulerice. Martine à la plage, dès le départ, m'a fait penser à la série d'albums des Martine, bien connue des enfants, et qui met en scène les aventures d'une jeune fille parfaite et plutôt lisse. En contraste, l'ouvrage de Simon Boulerice, raconte l'histoire d'une adolescente livrée à elle-même et qui tombe folle amoureuse de son voisin Gilbert, un optomètriste albinos. Loin de son homonyme belge, cette Martine-là bascule dans l'obsession, voit des fantômes dans l'angle de ses lunettes; et sans se départir de sa folie, à la fois naïve et fantasque, se révèle plutôt cruelle et choquante. Il est donc question d'une description de l'adolescence dans sa pleine férocité, crue, parfois pathétique; non sans s'exprimer dans une plume qui mêle austérité et excentricité. J'ai retrouvé, chez Simon Boulerice, cette sobriété de la langue que j'affectionne tant, ni trop clinique, ni trop sentimentaliste, tout en étant agrémenté d'une tonalité réaliste, surfant entre le rire et le drame.

Si j'ai été séduite par ce court roman, les illustrations, en revanche, n'ont pas su autant me charmer. Luc Paradis a un style "faussement maladroit" - en rupture, sans doute, avec l'imagerie parfaite des Martine - et propose un crayonné qui semble calqué : la ligne paraît reproduire les contours d'images déjà existantes. La maladresse revendiquée, quant à elle, se trouve moins dans les erreurs d'anatomie - en particulier sur les visages- que dans la naïveté du trait : il y a dans le style de Luc Paradis quelque chose du réalisme et de l'enfantin; un mélange antinomique qui heurte parfois l'oeil.

Au-delà du constat que les illustrations apportent une expérience visuelle franchement intéressante et qui n'est pas pour me déplaire, elles peinent, je crois, à rendre justice au roman de Simon Boulerice. Certaines d'entre elles - et ici je pense à une reproduction fidèle du plan du réseau de la STM (métro de Montréal) - ne reflètent pas toute la complexité et la profondeur psychologique de l'œuvre. Se joue dans Martine à la plage les nombreuses intrications de l'adolescence, et si en surface le style de Luc Paradis évoque bien cette transition complexe entre l'enfance et le monde adulte, il ne montre pas tout à fait la cruauté, l'obsession et parfois, la violence, qui la caractérise.

Martine à la plage est un roman sur l'adolescence destiné aux adultes. Les illustrations, elles, m'ont en réalité donné la vague impression, obsédante comme une épine dans le pied, d'avoir affaire à un roman destiné aux enfants.


jeudi 2 octobre 2025

L'ombre de la baleine - Camilla Grebe

 



    Il fut un temps, lointain me semble-t-il,  ma passion littéraire ne jurait que par les polars, les thrillers et les romans noirs. Le contenu de ma bibliothèque témoignant de cette période frénétique, les romans de Lehane, Ellroy, Ellory et Westlake remplissent mes étagères, avec, en tête de proue, Le poète de John Connolly. À cette époque, j'avais la fascination du Mal qui, si loin de ma réalité, se confondait dans la nécessité de trouver un éclaircissement à sa nature - si ce n'est de comprendre les motifs de son existence - ; et j'avalais donc ces romans comme on avale les séries True Crimes. 

    J'aimais surtout l'introspection psychologique qui sous-tendait l'enquête; l'explication du Mal se parait des troubles de l'âme, des passés traumatiques et des folies soudaines dont je me nourrissais, avec, je l'avoue, une certaine jubilation. Car, il n'y avait rien de plus grisant, en réalité, que l'énigme de la psychée, une enquête plus profonde que la recherche d'un coupable. 

    Mais à force de lecture, ces romans se mirent bientôt à tous se ressembler; et mon itinéraire de lectrice se caractérisant par des vagues finissant par se tarir, j'avais cessé de m'y intéresser. Jusqu'à ce que mon club de lecture me suggère L'ombre de la baleine de Camilla Grebe. 

     Ce roman joue sur plusieurs points de vue en donnant voix à trois narrateurs : celle du policier Manfred, dont la fille est hospitalisée, celle de Pernilla, mère célibataire soumise à sa congrégation, et celle de son fils Samuel. Cet adolescent rebelle, au parcours troublé, trouve refuge sur une île isolée, embauché par Rachel afin de veiller sur son fils Jonas, plongé dans le coma. Et alors qu'il tente d'échapper aux trafiquants qui le traquent, sa mère Pernilla part à sa recherche, tandis que le tandem de flics, composé de Manfred et de Malin, repêche des cadavres de jeunes hommes sur les côtes de l'archipel de Stockholm. 

     Ce polar nordique n'échappe pas aux codes de son genre. Si l'angoisse oppressante des grands espaces, du froid et des nuits polaires, la tonalité austère et sombre propre à son exotisme, sont moins manifestes que celles dépeintes chez d'autres de ses pairs, la critique sociale est, au contraire, bien présente. La prise de conscience sur les phénomènes sociaux - trait particulier aux polars nordiques - se manifeste avec une certaine lucidité critique : Camilla Grebe, par le truchement de ses héros, questionne les dérives d'Internet et des réseaux sociaux. Un chapitre est consacré à une théorie sur le narcissisme, quelque peu interessante puisqu'elle montre combien le système de likes change notre vision du monde; quand d'autres se limitent à des allusions critiques : voyeurisme, fraude, dictature de l'apparence, fake news. 

    Je n'ai certes pas retrouvé l'enthousiasme de mes premiers émois littéraires du genre. La psychologie, analysée par le prisme des médias et des réseaux sociaux, est intéressante mais manque, selon moi, de la profondeur trouble et sombre de l'âme. Le Mal, ici, est aussi illusoire que la superficialité des selfies et des likes; et si l'autrice l'agrémente de motifs religieux, il ne s'inscrit pas dans la polarisation du Mal pur : il est la victime d'un monde futile et frivole. 

    Un Mal de surface et non d'abîme.