vendredi 29 août 2025

Quand l'inspiration ne vient pas

 

    Depuis mon dernier article, il y a eu deux autres lectures et je me demande, parce que je n'ai éprouvé qu'une espèce de creux superficiel qui me les a fait survoler, s'il est nécessaire de les chroniquer. 

    Ces deux romans sont près de moi et je les feuillette, cherchant quoi en dire, sauf que ne me vient que l'insuffisance des mots : l'un a échappé à ma conscience - je ne sais pas ce que j'ai lu - et l'autre, m'a déstabilisé par sa plume. Le premier est Le livre de sable, un recueil de nouvelles de Jorge Luis Borges, le deuxième Fuki-no-tô de Aki Shimakazi. 

    Ces deux auteurs ne sont pourtant pas de sombres inconnus; il y a dans leur sillage, une reconnaissance, une notoriété littéraire qui les élèvent sur l'autel des grands. Ils sont étudiés et des thèses sur leurs oeuvres sont publiées. Et pourtant, je regarde ces deux titres avec incompréhension, humant même l'odeur de leurs pages en quête d'un mouvement, n'importe lequel, une inspiration ou une illumination. Mais rien ne me vient, sauf le sentiment d'avoir commis une erreur : j'aurais peut-être dû découvrir Borges avec un autre titre et lire Shimakazi dans le bon ordre (Fuki-no-tô est le quatrième roman d'un cycle composé de cinq livres). 

    Si je me prête à lire les critiques rédigées sur la toile, chacune réhaussée des quatre ou cinq étoiles mélioratives, ma confusion s'épaissit dans d'interminables questionnements : qu'est-ce que j'ai raté ? Qu'est-ce que je n'ai pas compris ? Borges m'a entraîné dans une telle déroute de l'esprit que j'ai oublié la plupart des nouvelles, et la plume de Shimakazi, très simple, très clinique, très directe, m'a inspiré du détachement. Quand vient l'heure d'écrire, portée par cette nécessité que j'éprouve de poser des mots, de lancer quelque chose dans le monde par l'écriture, je voudrais rendre justice à ce qui m'anime. Mais si rien ne m'inspire - sauf de parler justement de ce manque d'inspiration - est-il utile de chroniquer chacune des oeuvres que je lis ? 

    Je crois que non. Je crois que je peux m'affranchir de ces obligations que je m'impose à maintenir un blog qui retrace exactement mon parcours de lectrice. Il y aura des manques. Des oeuvres qui échapperont à l'écriture.

    Ce blog ne s'adresse qu'à moi, après tout. Il est heureusement seul et solitaire dans cette profusion de pages et de sites qui habitent la toile. Sa vocation est de parler de ce qui me touche, me heurte et m'interroge. 

    Juste pour moi. Juste pour écrire. Juste, comme disait Borges, " pour adoucir le cours du temps". 

    

mercredi 27 août 2025

Les dangers de fumer au lit - Mariana Enriquez

 



    J'aime tellement ces moments de révélations littéraires où un roman marque mon parcours de lectrice. J'adore qu'un auteur émerge parmi tous les autres. Qu'il devienne une inspiration, une référence, et qui, lorsque je me prête à rêver, devient ce phare lumineux, plein de cette grâce qui réveille les ambitions et les désirs; et qui me fait dire, avec une assurance presque entière : " voilà ce que j'aimerais écrire ". 

Après Fanie Demeule - qui a foutu, avec Du ventre des montagnes, un gros coup de pied dans ma douce trajectoire de lectrice  - voici Mariana Enriquez et son recueil de nouvelles, Les dangers de fumer au lit. Ces deux autrices m'ont ouvert les portes d'un autre monde; et je m'y suis engouffrée, me ravissant de leurs plumes et de leurs histoires, mais surtout de leur hardiesse, de cette liberté qu'elles prennent pour oser aller aussi loin, dans l'horrible et le magnifique. 

Avec ce recueil, Mariana Enriquez propose une expérience au coeur de l'horreur humaine, et donne voix à ses névroses et ses abîmes, sans pudeur ni tabou. Elle offre une immersion dans une réalité magique, où les fantômes à la dérive et les corps en putréfaction se couplent aux femmes affamées et obsédées; où horreur et malsain s'amalgament au décor de l'Argentine et aux rues de Buenos Aires. Ce recueil est une invitation dans un imaginaire horrifique et surnaturel, fait d'ambiances décalées, cimentées à la fois dans le quotidien moderne et l'Histoire. L'horreur dans une société bien réelle où sexualité, fanatisme et obsession se déchaînent à la frontière du fantastique et de la folie. 

Je sais que je suis d'un naturel permissif, optant souvent pour l'indulgence, et ce, moins par crainte de me retrouver dans une situation de conflit que de trouver les nuances évitant la polarisation des idées. Mais derrière ma faiblesse de coeur se cache une admiration sans borne pour ces auteurs qui osent et qui, sans prendre de gants, creusent dans l'indicible et le révèlent sous sa forme la plus brute. J'aime cette liberté de l'écriture qu'ils parviennent à saisir complètement, sans fioriture ni emballage, pour explorer les voies souterraines du monde; et si elles ne sont pas belles et dénuées de tendresse, la plume, elle, parvient à distiller cette poésie gothique qui rend leurs existences incroyablement fascinantes. 

Mariana Enriquez est, pour moi, l'incarnation de cette audace. 
    
    

lundi 25 août 2025

La Realidad - Neige Sinno

 




    Il y a eu d'autres lectures entre ce roman et le précédent chroniqué sur ce blog, mais le désir d'écrire ne s'est manifesté qu'avec La Realidad de Neige Sinno. Et malgré ce désir, comme d'habitude, je me confonds dans mes doutes. Car je l'ai aimé ce roman qui n'en est pas un; et je voudrais pouvoir en parler sans me lamenter du vide sidéral qui accapare mon cerveau. De la fatigue qui l'afflige depuis deux ans. Des complexes qui le convainquent de ses insuffisances.
     Je voudrais rendre justice au roman sans l'abîmer par mes failles narcissiques. Avoir des réflexions éclairées et hautement compétentes pour rebondir sur les propos politiques et sociaux qu'il contient : le mouvement zapatiste de libération nationale au Mexique, la lutte des femmes contre les violences sexuelles, les circonvolutions de la pensée de l'autrice sur sa blanchité dans un pays qui n'est pas le sien. Mais, il n'y a rien que je puisse faire que de tenter d'être fidèle aux phrases et aux observations de l'autrice, en veillant à ne pas les extraire de leur contexte et en évitant les biais égotistes qui les transforment. 

    Ce n'est pas un roman, ai-je dit, car c'est plutôt un essai, saupoudré de récits et de questionnements personnels, mais aussi d'analyses et de réflexions sur des textes d'Antoine Artaud et de J.M.C Le Clézio. Il retrace le parcours de l'autrice qui, à l'âge de vingt-cinq ans et en compagnie de son amie Maga, décide de partir sur les traces de Marcos, chef de l'armée zapatiste, auquel elles souhaitent remettre des livres sur la théorie marxiste. Ce voyage au coeur du Mexique, qui tourne court, devient alors une quête initiatique, un parcours intellectuel, sensoriel et politique. Neige Sinno plonge son lecteur au coeur des combats zapatistes des années 2000 et dans le féminisme latino-américain; puis, au fil de sa pensée et de ses expériences, s'interroge sur le regard du "blanc" sur les réalités autochtones. 
    
    J'ai d'abord été séduite par la langue. Il y a chez Neige Sinno, une fluidité de la plume qui ne parasite jamais la lecture. Même dans ses passages les plus longs, sa rhétorique m'a suffisamment charmée pour maintenir mon attention. Ce qui heurte et interrompt s'opère davantage dans le discours; car les circonvolutions de la pensée de l'autrice tentent de démeler ses propres incertitudes. Elle s'interroge, pose les bonnes comme les mauvaises questions, car c'est de là que la pensée se cherche, puis se trouve. C'est cet égarement que j'ai tant aimé : il y a chez Neige Sinno le désir incontrôlable de donner du sens et de comprendre, un sentiment si familier qu'il m'a moi-même poussée dans une obsession des raisons implicites qui sous-tendent le monde. Jusqu'à ce que, comme l'autrice, je finisse par constater que l'impossibilité, l'incertitude et le non-sens existent - que tout ne s'explique pas, et que la réalité est mouvante et surtout, insaisissable. 
    

dimanche 10 août 2025

Le totem des Baranda - Melchior Mbonimpa

 





    J'ai un plaisir dans la vie qui m'apaise et me réchauffe, comme si mon intérieur - mon âme ou mon esprit - retrouvait son équilibre. Il me suffit de franchir la porte d'une librairie ou d'une bibliothèque et d'errer dans les rayons : le contact avec les livres, l'injonction au silence qui encercle leur prise en main, et parfois même l'odeur familière qui s'en dégage, me jettent dans une plénitude salutaire. Là seulement, j'ai le sentiment de me trouver à ma place. 

    De cet apaisement, et si le temps me le permet, je me laisse porter par une errance soumise aux hasards des choses. Sans rien calculer ni réfléchir, je déniche un livre et l'adopte, secrètement grisée par cette rencontre imprévue. Le totem des Baranda est un livre choisi au gré d'un regard : j'ai été séduite par la couleur et la saveur africaine de sa couverture.

    L'expérience est d'autant plus délicieuse quand le livre se révèle une agréable découverte; Le totem des Baranda s'est installé dans ma routine de lecture avec une impatience raisonnable. J'étais heureuse de le reprendre en main, de le poursuivre et d'apprécier sa langue dépouillée. La pérégrination dans cette grande saga familiale avait la saveur de mes errances au milieu des livres, un voyage introspectif, sans but et sans direction, au coeur de l'Afrique des Grands Lacs. 

    Ce roman choral porte les vingt-quatre récits des quinze générations d'hommes et de femmes du clan des Baranda. Melchior Mbonimpa raconte le système des castes à l'origine des conflits qui ravagent l'Afrique, des tabous et des traditions qui tout à la fois tiraillent et solidifient les liens. L'auteur construit un univers fictionnel tout en y apportant un regard critique et historique sur l'histoire de ses origines. 

    Le roman commence en 2125, avec le récit de Maya Niki qui, après avoir fouillé dans les archives familiales, donne la parole à ses ancêtres, chacun apportant sa voix, sa couleur et son témoignage à  l'histoire familiale. Ainsi se raconte le premier des Baranda, Karanda, qui après avoir fui son village, se réfugie parmi un autre peuple. De sa vie prospére, il laisse un testament à ses fils qu'il incite à se disperser, afin de leur éviter une vie de servitude. 

    Ce roman m'a accompagné dans une des périodes les plus compliquées de mon existence - et contrairement à celui qui l'a précédé, il  m'a apporté cette plénitude que j'aime retrouver lors de mes virées en librairie. Alimentée par cette bulle hors du temps, mon asile, cette grande histoire familiale m'a transporté ailleurs. Loin dans l'Afrique. Loin de ma réalité. 




    

samedi 2 août 2025

Ça finit quand, toujours ? - Agnès Gruda

 



  Certains romans traversent des étapes de vie importantes des lecteurs. Par hasard ou délibèrement choisis pour les y accompagner, ils s'installent dans ces moments et les marquent de leur passage. 

Ou pas. 

    Au même titre que j'ai parfois choisi des romances pour alléger le fardeau de l'existence, ou d'avoir fait des rencontres littéraires qui l'ont réveillé, d'autres romans se sont trouvés, sans le vouloir, sur un de ses chemins les plus funestes. C'est ce qui est arrivé à Ça finit quand, toujours ? d'Agnès Gruda. 

    Pourquoi ce roman s'est-il trouvé là, alors que quelqu'un que l'on aime, disparaît pour toujours ? Pourquoi son titre s'enquiert-il de la fin alors que je réclame, pour celui qui a disparu, l'immobile éternité du mot " toujours " ? Ce roman témoigne pourtant du cycle de la vie : de ceux qui s'en vont, dans un souffle de cendres, surgit la pleine vitalité de ses bourgeons naissants; d'une génération qui s'éteint s'élève une autre. Hasard ou pas, Ça finit quand, toujours ? escorte la mort d'un être aimé, dépeint parfois même des traits de sa vie si ressemblants qu'ils ne pourraient n'être qu'une coïncidence, et pourtant, ce roman m'a échappé comme la vie s'est échappée de mon beau-père. Je n'ai pas su le retenir devant l'inévitable, je n'ai pas su le saisir alors que la vie laissait derrière elle un homme plein d'histoires, riche de pages encore à écrire.