samedi 28 juin 2025

Déterrer les os - Fanie Demeule

 




    Ma vie de lectrice s'ébranle parfois d'un élan d'affection pour un auteur. L'envoûtement soudain, provoqué par la lecture d'un premier roman, inocule un bouillonnement intérieur, une ardeur à consommer toute ses œuvres. Je lis tout jusqu'à plus soif, j'épuise ses textes, je râcle ses pages jusqu'au dernier mot. Avec le roman Du ventre des montagnes, Fanie Demeule a ébranlé mon itinéraire de lectrice, séisme littéraire qui me fait encore trembler tant il m'a marqué. Avec lui, s'est greffée l'inépuisable nécessité de revivre cet instant.  

    Déterrer les os s'inscrit dans ma boulimie Fanie Demeule. Si le paratexte ne laisse rien deviner du contenu du roman, l'objet-livre, lui, m'intrigue : les tranches de pamplemousse sur la couverture me font l'effet de muscles déchirés, mis à nu par la peau d'écorce, exposant, sans pudeur, un cœur réduit en lambeaux. Alors que la lecture me plonge dans le monde de l'anorexie, dans un huit-clos entre la narratrice et sa haine du corps, l'analogie des tranches de pamplemousse prend tout son sens - elle m'évoque le déchirement intérieur de l'être et l'expression du rapport mortifère avec sa croûte de chair. La pulpe exposée est la représentation décomplexée d'une écorchée. 

    Mais plus que tout, le récit me prend aux tripes, car l'obsession d'un corps que l'on souhaite voir disparaître ne m'a jamais parue aussi bien écrite. Sans sentimentalisme, sans affectation ni complaisance, il est incisif et mordant, soutenu par une plume minimaliste et un texte fragmenté. L'art des phrases courtes est une forme simple qui touche au plus juste et qui cible l'essentiel. Alors que le roman est le récit d'un égarement, de sentiments confus et de peurs irrationnelles, l'épuration du style et les paragraphes courts les synthétisent et les fortifient. Car, il y a une puissance dans cette narration homodiégétique qui bascule entre fulgurations de lucidité et épisodes de déréalisation : la narratrice raconte avec rectitude son anorexie tandis que la réalité se trouble devant elle. Elle s'isole, se raconte des histoires, s'abîme dans des actes irréfléchis, parfois incompréhensibles. 

    Mais Fanie Demeule n'est pas qu'une écriture. Ce qu'elle dévoile, dans ses romans, est l'art d'aller explorer les lieux sombres et d'en piocher les murs pour en extraire davantage de noirceur - telle sa narratrice qui s'enfonce dans une grotte dont elle ne peut sortir, l'autrice définit les contours troubles de l'âme, et les révèle avec une fracassante poésie. 



    

    

vendredi 27 juin 2025

L'iris de Boisjoli - Nathalie Babin-Gagnon

 




    J'ai toujours abordé la littérature en gardant à l'esprit une volonté d'ouverture; pour moi, lire est un plaisir profondément personnel dont la variété d'œuvres, de genre et de style sont l'illustration des goûts, des appétences et des tendances préférentielles des lecteurs. Cette ouverture, qui, certes, a nourri une curiosité inassouvie pour n'importe quel ouvrage contenant des pages à tourner, m'a néamnoins rendue permissive et impartiale : j'éprouve rarement des positions critiques fortes, incapable d'adopter une posture d'intransigeance sur les représentations littéraires ou la stylistique. Même dans ce qui ne m'éblouit guère, quelque chose au coeur d'un roman me retient d'un jugement trop sévère.

    L'iris de Boisjoli possède ce quelque chose d'opaque à ma conscience : le roman s'inscrit dans le genre populaire, ou la simplification du registre de langue, du style et de la narration peine à satisfaire mes goûts pour l'écriture soutenue et recherchée; mais qui, étrangement, suscite un tel attrait qu'il pousse à poursuivre sa lecture. Alors que l'œuvre me laisse un arrière-goût mitigé, je me surprends à vouloir suivre ses personnages et à désirer connaître son dénouement. 

    L'iris versicolore, l'emblème floral du Québec, se dresse au début du roman comme un préambule aux tragédies qui marqueront l'enfance de Violaine. Symbole de résistance et de vitalité malgré la boue et la déforestation qui l'entoure, elle sonne pourtant le glas d'une époque : les étés de l'héroïne dans le chalet familial à Boisjoli seront affectés par une série de drames, dont l'intensité croissante annonce l'irréversibilité de l'entropie du monde. La suite du roman le confirme; la mort ne cesse de s'infiltrer dans ce cadre idyllique d'une nature florissante, d'un superbe lac entouré d'arbres; témoins des liens et des déchirements d'une famille qui s'y retrouve pour chasser, pêcher, et boire autour d'un feu. Mais, au fil de ma lecture, ces accumulations prennent rapidement la forme d'une éxagération, comme si l'autrice dressait la liste des pires drames de l'existence : la mort accidentelle, le suicide, les abus sexuels, la maladie, les accidents de la route et l'addiction semblent être des prétextes aux rebondissements narratifs pluôt qu'une volonté d'enrichir le récit de leur portée tragique. Car, Violaine semble les survoler comme si rien ne la touchait tout à fait. L'insouciance de sa jeunesse, sa naïveté romantique ou sa sensibilité qui l'isole et la rend étrangère à sa propre famille, peuvent justifier cette position de détachement; mais ces récits, une fois adulte, ne rendent pas compte du poids ni de l' impact de ces drames. De son regard mature, posé sur son passé, ne subsiste que le regret d'une promesse rompue par le décès d'un amour de jeunesse; mais que reste-t-il des baisers forcés, des poitrines brutalisées et du cadavre d'un homme noyé sur les rives d'un lac ? 

    Violaine, telle l'iris versicolore, ne cède pas aux aléas de son destin; elle persiste à grandir, à s'épanouir et à gagner en éclat; fleur solitaire au coeur de la déliquescence. Le roman me résiste alors sur l'intentionnalité de l'autrice; entre hommage à la résilience et portrait d'une futilité ou d'une froideur de caractère, se substitue le sentiment du manque de profondeur et de complexité qui marque les récits à la simplicité conventionnelle. 

    Or, porté par cet attrait inexpliqué que suscite certains romans, L'iris de Boisjoli est parvenu à maintenir mon intérêt et à nourrir ma curiosité. Il y a dans la simplification narrative, une invitation au relâchement. Et alors que je cède à sa facilité, se forme la conviction que Nathalie Babin-Gagnon a toutefois réussi la seule et principale intention d'un roman : divertir son lecteur. 
    




mardi 24 juin 2025

Soleil d'abandon - Mathieu Rolland







    Je découvre Mathieu Rolland par la fin; car, de son œuvre, je commence par son dernier roman - Soleil d'abandon - et entre deux séances de lecture, alors que les dernières pages ne sont pas encore tournées, l'envie d'en parler s'amorce déjà. Il y a donc, entre le roman et moi, un commencement de la fin; là où les prémices d'une réflexion s'articule sur l'épilogue à venir, s'annonce une nouvelle étape littéraire.

    Car, il me semble que ma vie de lectrice prend un tournant inattendu. N'ayant jamais développé d'intérêt particulier pour la littérature contemporaine du XXIe siècle, la trouvant parfois inutilement abstruse pour en apprécier son esthétisme, je me surprend à apprécier sa nature équivoque. De ses questions sans réponse découlant d'une narration volontairement obscure, parfois double, de ses personnages abattus par le poids de leur histoire, se dégage l'effrayante incertitude de la vie. Le genre se situe au plus prêt de ce qui nous échappe, de ce que l'on ne comprend pas et de ce qui ne se saura jamais - laissant au lecteur le sentiment contradictoire d'être au cœur d'un mystère parfaitement intelligible. 

    C'est ce que j'ai éprouvé avec Soleil d'abandon. D'abord présenté sous la forme d'une intrigue policière - le paratexte en contient tous les ingrédients : un mystère (une lueur rouge au milieu des arbres), un crime (un enfant retrouvé calciné) et un inspecteur en fin de carrière - le roman s'émancipe du genre afin de s'emparer des personnages. L'énigme est, en réalité, un prétexte pour montrer l'impact sismique qu'elle déclenche sur l'histoire personnelle de chacun des protagonistes. Car, la mort de l'enfant est un tremplin vers le voile secret de leur propre enfance : Emmanuelle, artiste hyperréaliste, fige l'enfant sur ses toiles comme sa mère l'a figé sur ses polaroïds; les frères Jacob et François partent en quête d'une mère disparue dans les poussières d'astéroïdes, pour l'un, et le désert de l'Atamaca, pour l'autre; Julie, au coeur d'une angoisse existentielle, renoue avec l'instabilité d'une enfance marquée par la succession des familles d'accueil. De ses destins qui s'articulent entre eux, émergent la gravité des désirs divergents, des hostilités muettes et des solitudes silencieuses. Si l'énigme ne trouve pas son éclaircissement, elle met en lumière les failles et les fragilités de ses témoins ; car c'est ici que se révèle toute l'incertitude éprouvée - privée de réponses, la mort de l'enfant donne pourtant voix aux nons-dits, aux doutes et aux tourments. 

    Et pourtant, subsiste au cœur du roman, l'impression que rien n'est véritablement expliqué. Mathieu Rolland donne à ses personnages la substance des êtres dont les actions sont parfois incohérentes et mystérieuses, et offre au lecteur une absence volontaire d'exégèse sur leurs motivations profondes. C'est l'ambiguïté de cette absence qui témoigne du vrai mystère du roman : l'étonnante complexité humaine au cœur d'un monde sans réponse.  

vendredi 20 juin 2025

Nuits et jours avant la fin - Marielle Giguère

 




 

    J'aime me laisser porter par des romans choisi au hasard, me laisser surprendre, être conquise par une plume ou une histoire; et, dans l'infini océan de possibilités littéraires, dénicher un nouvel auteur chouchou dont je lirais aussitôt l'oeuvre avec l'enthousiasme d'une groupie. C'est le cas de Nuits et jours avant la fin de Marielle Giguère. Ce roman fait parti de ces découvertes auxquelles je ne m'attendais pas et qui se révèle, en contraste, bien plus que ce que j'en attendais.


    Ce que j'aime d'abord, c'est la technique narrative, à la fois cinématographique et incroyablement esthétique, puisque chacun des septs chapitres se lit comme un long plan séquence : le récit d'un personnage passe la main au récit d'un autre par le truchement d'une rencontre, d'un rideau de pluie ou d'un téléphone sonnant dans le vide.


    Ce que j'aime, ensuite, c'est l'histoire d'une dérive, de la descente en enfer d'un homme ordinaire, Martin, dont l'accumulation d'événements, de non-dits, de soucis professionnels, de peines et de frustrations, précipite vers une colère de plus en plus incontrôlable.


    Dès l'incipit, l'autrice annonce la fin : Martin assassinera sa femme et sa fille.


    Alors que les chapitres titrent, en ordre décroissant, les jours menant jusqu'à cet évènement tragique , leurs récits témoignent, eux, de la folie croissante du héros - comme un itinéraire antonymique au décompte des jours.


    Car, le coeur du roman n'est rien d'autre que la juste et cruelle fragilité humaine - Marielle Giguère saisie, sans sentimentalisme, la puissance du mal-être, les étourdissements de l'âme, l'aliénation de l'esprit qui sommeille sous les couches des silences, de l'évitement et du déni. Ses personnages sont pris dans des carcans dont ils ne cherchent pas à sortir, se refusant à les nommer; et quand Martin posera son geste fatal, ce dernier sera l'extériorisation tragique de tout ce qui a été réprimé : l'infidélité, le sentiment d'infériorité, les carences affectives, les griefs et les regrets.

 

    En parallèle à cette histoire, d'autres destins se croisent au coeur d'une résidence pour personnes âgées : Stanley le gardien, peinant à investir dans l'immobilier, la peintre Constance, ayant perdu plusieurs enfants en bas-âge, Bénédicte, encore alerte et lucide malgré ces cents années; et entre les jours chapitrés, les nuits de Huguette, la mère de Martin, plongée dans les rêves sybillins de son dernier sommeil.

    Si ces histoires s'infiltrent dans la trame principale pour en faire baisser la tension, elles ne sont pas - pour ma part - suffisamment captivantes pour m'y attacher : ardemment désireuse de retrouver Martin, sa femme Véronique et sa fille Emma, elles me sont alors apparu superflues. Car, il n'y a rien qui justifie tout à fait leur présence, à moins peut-être d'introduire les faits divers qui accompagnent le récit. Ce parallèle aux évènements tragiques qui ont marqué le Québec, n'a d'autre effet que de révèler ceux qui se trament au coeur de l'intimité - alors que le monde se tourne vers les joueurs de Hockey Canada accusés de viol collectif, vers le frère Bruno Barbiero mortellement happé par un camion-benne ou vers le séisme en Haïti, il occulte le tragique des gens ordinaires ; un homme se perdant dans des pulsions mortifères, une femme trompant son mari, une fille souffrant de santé mentale.


    J'ai adoré cette lecture - profondément saisie par cette histoire humaine, qui, à travers la santé mentale d'Emma, la dérive de Martin, la mort solitaire de Huguette, est venue me toucher au plus prêt de mes propres effritements.