Mon lien avec Les Hauts de Hurlevent remonte à l'adolescence et mon exemplaire, bien qu'édité en 1995, témoigne de ce temps révolu : les pages sont vieillissantes et la couverture, couverte de plis et de rides. Il porte, en réalité, les stigmates des manipulations furieuses de mes premiers émois littéraires; il est le gardien d'un temps certes dépassé mais qui m'est cher : celui de mes 14 ans, où solitaire et isolée, je trouvais meilleure compagnie avec Jane Austen et les soeurs Brontë.
Avec les années, bien sûr, l'histoire s'est effacée quelque peu de ma mémoire. Il me restait en tête une impression de gothique romantique, ou les passions violentes s'éternisaient jusque dans la mort. L'image des landes tumultueuses, toujours dessinées sous la pluie et la neige, ne m'a, elle aussi, jamais tout à fait quitté. Mais, trente ans plus tard, Les Hauts de Hurlevent se pare du regard mature d'une femme que le romantisme, ou plutôt l'idéalisme romantique, ne séduit plus; et sa relecture m'est alors apparue inédite. Heathcliff, autrefois auréolé des désirs d'adolescente - quelque peu colorés de bovarysme, je dois l'avouer- s'est révélé bien trop cruel pour me plaire; et la passion, hier si prompt à enflammer mon imaginaire, s'est substituée au spectacle de la vengeance.
Car Les Hauts de Hurlevent est surtout une œuvre que la rage, la jalousie et la haine ne cessent d'entretenir. Le roman est une fresque " pleine de bruit et de fureur", et ses couleurs ne portent rien de moins qu'une certaine esthétique de la cruauté. La mort y est obsédante, si peu libératoire qu'elle subsiste au-delà de son aboutissement; les protagonistes deviennent des ombres fantomatiques et la maison, le mausolée de leur errance. La souffrance et la haine gangrènent les personnages dans un récit cyclique dans lequel s'enchâsse la fatalité, l'inéluctabilité, de leur destin. Et si le roman est l'expression d'un amour destructeur, incapable d'échapper au leg de la violence, il est aussi l'incarnation d'une malédiction.
Mais ici, j'assume que tout lecteur aurait connaissance de l'histoire des Hauts de Hurlevent; et si je résiste à me lancer dans l'exercice du résumé, c'est bien parce qu'il y a tant à dire que je ne saurais le réduire en peu de lignes. Et pourtant, je m'y prête au nom de la clarté : une famille anglaise, jusqu'ici heureuse, voit sa vie bouleversée par l'arrivée d'un jeune bohémien, Heathcliff, adopté et aimé par Mr. Earnshaw. Méprisé par les enfants de ce dernier, et cachant son amour pour Catherine, la fille de son bienfaiteur, Heathcliff prépare sa vengeance.
Malgré la tragédie qui harcèle les pages, Les Hauts de Hurlevent demeure invariablement singulier; il suscite une fascination étrange qui s'amalgame de fébrilité et de terreur. À sa lecture, mes émois innocents d'adolescente se superposaient à l'effrayante observation de l'adulte, voyant la cruauté cachée partout. Heathcliff m'est apparu sous une nouvelle lumière, certes plus lucide mais bien plus obscure. La passion n'avait plus rien de la saveur des amours éternels mais bien celle de leur toxicité. Et pourtant, rien ne me fera fléchir sur l'unique certitude qui m'habite depuis l'âge de mes 14 ans : Les Hauts de Hurlevent est un chef-d'œuvre. Point.
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