Je lis beaucoup, de tout, et, le plus souvent, mes choix sont animés par deux démarches :
1 : Ne jamais trop me prémunir de préjugés sur le genre, la popularité d'une œuvre ou la réputation de l'auteur pour faire mon choix.
2 : Lorsque je découvre un auteur ou une autrice que j'aime, je lis toute sa bibliographie en mode groupie.
Mes sentiments sur mes lectures sont le plus souvent drapés d'un positivisme manifeste; il est rare que je m'étouffe d'ennui ou que je m'étrangle d'outrage. Et si l'on peut certes m'accuser d'un certain prosaïsme de jugement ou d'un excès d'indulgence, la faute en revient à ma naïveté et à mon incapacité à voir le mal partout. (Et aussi, en partie par lâcheté car il m'est insupportable de m'imaginer en conflit avec un égo blessé).
Néanmoins, je suis comme tout le monde, je catégorise, je hiérarchise et je juge.
Il y a des romans qui seront toujours placés sur l'autel des GRANDS, et d'autres, sur l'étagère des petits.
J'ai beau lire de tout, Germinal d'Émile Zola, Voyage au bout de la nuit de Céline ou Les Possédés de Dostoïevski seront toujours, pour moi, des chefs-d'œuvres. George Sand, Victor Hugo, Jules Vernes, Charles Dickens, Leon Tolstoï, Marcel Proust, Gabriel Garcia Marquez, Alexandre Dumas, les soeurs Brontë et Jane Austen seront toujours mes héros, parce qu'il n'existe pas un de leur roman qui n'ait pas férocement marqué mon existence.
J'ai beau lire de tout, les romans qui s'adonnent à l'hyper simplification stylistique, la réduction des nuances, la production de stéréotypes au profit de la paresse intellectuelle, me feront toujours éprouver de la frustration. Narcissiquement, je n'aime pas qu'un auteur prenne ses lecteurs pour des imbéciles - et ici, je parle aussi des intellectuels écrivant pour leur communauté élitiste ou qui ont l'outrecuidance de réinventer la langue.
J'ai beau voir ces auteurs classiques comme ce qu'il y a de meilleur au monde; pourtant, des écrivains contemporains acquièrent, pour moi, l'envergure de leurs célèbres prédécesseurs. Je pense, par exemple, à Fanie Demeule. Et bien que mon assertion soit biaisée par l'admiration récente que je lui porte, me vient cette réflexion sur ce qui la dresse, pour moi, sur le même autel que ces GRANDS là.
Pour distinguer les grands romans des autres, Milan Kundera parlait de petit et de grand contexte. C'est le dépassement de la seule volonté individuelle de s'exprimer ou de dire une vérité nationale qui exclut les grands romans du petit contexte : ils transcendent l'époque, les débats et les idéologies du jour, pour réinventer le monde. Certes, sur le plan formel, ils portent une esthétique élevée, et bien que conscients des traditions historiques et romanesques, ils explorent les possibilités et repoussent les limites. En gros, sur le terrain de la composition et de la poétique, ils s'amusent et proposent des formes inédites. Mais, surtout, ils éclairent des enjeux existentiels jusqu'ici jamais explorés.
Mais ce concept s'applique-t-il encore à notre époque où la littérature de masse envahit les rayons des librairies ? Parmi l'excès de choix, la sur-production de littérature commerciale, la répétition inaltérée des mêmes histoires, des mêmes enjeux sociaux et des mêmes formes romanesques, peut-on distinguer une seule œuvre et la placer dans le grand contexte cher à Kundera ? Ou s'agit-il de s'appuyer sur la tendance lancée par un booktubeur pour lui attribuer ce titre ?
Sans vouloir être cynique, il me semble impossible aujourd'hui d'appliquer le regard de Kundera sur un roman du XXIe siècle. Je crois que l'idée de "grandeur", cette monstruosité qui dresse un roman sur une rangée plus haute, repose sur la marque qu'il laisse derrière lui. Cette marque est profondément individuelle. Assurément subjective, mais valide. Parce que je crois qu'il ne reste plus que cet instant rare et fragile, mais magique, où un roman transcende notre existence de lecteur en proposant quelque chose de neuf sur le terrain des récurrences romanesques.
À force de lire, trop lire peut-être, les romans finissent un peu par tous se ressembler. Il ne s'agit pas, ici, d'y voir un réquisitoire, au contraire, je suis convaincue de l'utilité du recyclage des clichés, des uniformisations thématiques ou des conformités éditoriales pour l'écosystème littéraire. D'un point de vue personnel, il y a des expériences littéraires qui ont besoin d'être rejouées. Mais justement, le GRAND roman ne devient-il pas alors celui qui, sur l'éternel retour des sentiments éprouvés, y fout un bon gros coup de pied pour en susciter d'autres ? Et qui dès lors, laisse une empreinte si importante qu'elle nous hante encore, des années plus tard ?
Être GRAND n'est alors plus tout à fait une affaire de consensus culturel, mais bien celle d'une résonance individuelle. Les petits, qui n'en demeurent pas moins bons, ont au contraire cette saveur d'éphémérité qui escorte l'instant, divertit, apaise même; mais dont le retentissement s'amalgame aux émotions renouvelées.
Après avoir lu Du ventre des montagnes de Fanie Demeule, j'y pense encore. J'ai en tête son histoire comme une entaille profonde dans le ventre. Les émotions éprouvées sont encore vives, la texture du papier sous mes doigts, le corbeau enchâssé sur la toile grise, et mon impression, une fois la dernière page tournée, d'avoir vécu quelque chose d'inédit.
C'est là, je crois, la nouvelle distinction d'un grand.
Sur la surface lisse d'un seul cœur, il perce et fait trembler. Il ne s'oublie pas.
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